Arménie : trains d’ailleurs, trains d’hier

Sortons d’Europe pour faire un petit tour en Arménie… en train bien sûr ! Avec près de 900 kilomètres de voie hérités de l’Union soviétique, l’Arménie n’est pas vraiment le pays du train mais pour les amateurs de patrimoine ferroviaire et pour les nostalgiques des trains d’autrefois, un petit voyage pourra être une belle expérience. On vous emmène !

Depuis l’étranger, l’Arménie n’est accessible en train que depuis la Géorgie, par un train de nuit qui relie les capitales des deux pays tous les deux jours. À l’intérieur du pays, trois lignes et très peu de trains : un aller-retour par jour sauf sur la ligne Erevan-Gumri avec trois liaisons quotidiennes. Le trajet entre Erevan et Gumri dure environ trois heures pour couvrir près de 170 kilomètres ! Les week-ends, un train supplémentaire « Express » relie les deux villes en un peu plus de deux heures.

Départ le matin de la gare d’Erevan. À 7h55 précises, le petit train s’élance, déjà bien rempli avec du monde debout sur les plateformes. La gare d’Erevan est un bel exemple de l’architecture ferroviaire soviétique : larges espaces et voûtes immenses, grandes baies vitrées dont la forme n’est pas sans rappeler le style arménien. Au-dessus de la partie centrale se dresse un immense beffroi au sommet duquel trône toujours l’étoile soviétique. En dehors des départs et arrivées des quelques trains de la journée, la guerre est déserte. Quelques chiens errent sur les quais et le personnel renseigne les quelques voyageurs égarés. Impossible d’acheter un billet pour un train ne partant pas le jour même !

Le train roule part en direction du Sud-Ouest, dans la plaine de l’Ararat. En s’éloignant de la ville, on passe près d’usines désaffectées, très nombreuses dans le pays. Le soleil tape déjà fort mais les voitures sont heureusement climatisées. Une majorité de femmes parmi les voyageurs, des mères avec leurs enfants et des grand-mères. Certaines ont du mal à escalader les trois marches pour se hisser dans les voitures. Les personnes à côté des portes les aident à monter leurs valises et leurs gros sacs. On ne croise pas beaucoup d’étrangers à part quelques touristes russes.

Les gares se succèdent. Une poignée de secondes d’arrêt pour certaines, de longues minutes pour d’autres. La voie est unique et il faut parfois attendre que le train en direction inverse arrive et croise le nôtre avant de pouvoir repartir. Le train international Tbilissi-Erevan se fait attendre, l’occasion pour les passagers de faire les cent pas sur le vaste quai, discuter avec les conducteurs et le chef de gare, fumer quelques cigarettes. Les gares sont délabrées et on peine parfois à distinguer le nom souvent écrit en russe et en arménien seulement. Les chefs de gare sortent à chaque fois saluer les conducteurs, certains sont coiffés d’une belle casquette rouge, d’autres semblent sortir de leur lit ! Les contrôleurs sont habillés en civil. Ils passent régulièrement vérifier les billets ou les vendre avec un petit terminal acceptant les cartes bancaires.

Le train file ver le Nord en longeant le cours du fleuve Araxe qui marque la frontière avec la Turquie toute proche, L’Araxe coule au fond d’une gorge et on ne le voit jamais. On devine la frontière grâce aux miradors de couleur qui surplombent la gorge. En approchant de Gumri, l’Araxe devient un lac. De l’autre côté, on aperçoit un village turc reconnaissable à son minaret qui dépasse au milieu des maisons basses. Un pélican blanc nous escorte de son vol majestueux. De l’autre côté de la voie, des vaches paissent paisiblement. Derrière elles, les montagnes aux crêtes arrondies se succèdent à perte de vue. L’Arménie est un pays de montagne et les voies de chemin de fer se trouvent dans les plaines ou longent les vallées. Au nord du pays, les rails suivent les gorges verdoyantes du Debed jusqu’à la frontière géorgienne offrant des points de vue magnifiques sur les villages accrochés aux flancs ou étalés sur les plateaux. C’est là que se trouvent les plus anciens monastères du pays.

La vallée du Debed et le Monastère de Haghpat

Nous arrivons enfin à Gumri. La gare est massive mais moins impressionnante que celle d’Erevan. Le hall est sombre et démesuré. Un minuscule guichet se trouve dans un coin. À l’extérieur un bas-relief dans le plus pur style soviétique vante les exploits de l’URSS : un cosmonaute s’envole vers l’espace poursuivi par deux chevaux ailés. Une coupole polygonale couronne le bâtiment aux lignes parallélépipédiques, petit clin d’œil à une caractéristique bien arménienne des églises et des monastères.

Gumri est une ville qui semble être restée à l’abri des tourments du XXe siècle. Les maisons basses en pierre noire et orange sont disposées selon un plan quadrillé. Les avenues sont larges et dégagées et en comparant la ville actuelle à la maquette du début du XXe siècle exposée au Musée de la vie urbaine, on constate que la ville n’a pas beaucoup changé. La place centrale a tout de même droit à son imposant hôtel de ville, construit en 1933. Sa rotonde lui donne des faux airs de palais européen du XVIIIe siècle mais les fenêtres aux sommets en arc de cercle nous rappellent qu’on est en Arménie ! De l’autre côté de la place, une statue équestre en plein mouvement lui fait face, comme si elle partait à son assaut. Ici comme ailleurs, l’architecture des bâtiments et les monuments sont un mélange d’hommage à l’idéal socialiste et de glorification du peuple arménien, quitte à puiser dans le récit national ou s’inspirer du patrimoine religieux.

Retour à la gare. Le billet retour est moins cher. On comprend vite pourquoi. L’automotrice moderne a laissé la place à un train d’un autre âge : carcasse massive en acier, banquettes en bois et fenêtres coulissantes. Inutile de chercher la climatisation mais le temps est nuageux et l’air plus frais.

Le train s’ébranle dans un bruit de ferraille. Les secousses se font ressentir au fur et à mesure qu’il prend de la vitesse et les hochements de tête synchronisés finissent par faire croire à une chorégraphie, une sorte de flash mob malgré soi ! On se prend à imaginer ce que devaient être les voyages dans nos pays avant l’arrivée des trains Corail et des TGV. Les voyageurs sont plus jeunes. Quelques familles, des hommes seuls engagent la conversation avec leur voisin sur un ton véhément au sujet de la politique ou ne tarissent pas de questions aux jeunes filles en face d’eux.

Les paysages ne sont plus les mêmes quand ils ne sont plus écrasés par le soleil de midi. Les nuages épais laissent quelques interstices à travers lesquels le soleil déclinant éclaire un morceau de plaine, un bout de lac ou un sommet. Retour sur la plaine de l’Ararat. Les cigognes regagnent leurs énormes nids posés sur les poteaux des caténaires dans les gares de triage. Les usines et dépôts en friche débordent de végétation luxuriante comme si la nature était ici chez elle et reprenait ses droits à la moindre occasion.

Il fait déjà nuit et le train accélère sur les dernières lignes droites dans un vacarme assourdissant avant de ralentir en entrant dans les faubourgs d’Erevan. Les petites ampoules peinent à éclairer l’intérieur des voitures qui baignent dans une lumière blafarde d’un autre âge. Le train se vide dans cette gare beaucoup trop grande pour le trafic qu’elle voit passer. En quelques minutes, elle devient à nouveau vide et silencieuse, jusqu’au lendemain.